Lune. L’autre c’est En attendant Godot.

Je savais l’importance d’un duo dans la genèse d’En attendant Godot : de l’aveu même de Beckett, il y a du Laurel & Hardy dans le couple Vladimir et Estragon.

C’est un autre duo dont il s’agit dans ce livre. Voire d’un dédoublement.
Deux hommes contemplant la lune. C’est un tableau exposé dans la Gemäldegalerie de Dresde. Beckett l’a contemplé en 1937 et a indiqué, dans un de ses carnets, qu’il l’appréciait.

En lisant ce livre, nous regardons Beckett, de dos, qui regarde deux hommes de dos. L’inspiration est de mise. Et la mise en abyme, aussi. L’Art s’enchâsse dans l’Art.
Derrière Beckett (et son 1m80 tout de même) et les dos de ces deux hommes : un paysage, le monde sans les hommes. Et lune, la blafarde comme la surnommera Beckett.
Par un effet de miroir, l’auteur nous fait miroiter ce qu’il y a de ce tableau, de Friedrich dans la pièce de Beckett.

En 1937, Beckett n’a pas encore écrit En attendant Godot. Ses mots s’ânonnent quelque part dans l’air d’une salle de musée. Un horizon. Pas encore de lignes. Les voies de la Muse sont impénétrables. Cadre et Hors-Cadre.

En 1937, les Nazis s’en prennent à l’Art qu’ils qualifient de dégénéré.
Et Beckett mène une vie personnelle avec ses exils, géographiques et intérieurs, qui trébuche sur des incertitudes.
Alors que la guerre s’annonce ou se pressent, Beckett est mû par un élan vers l’Art. Il a soif de musées, de galeries, de collections (le regard aiguisé par ses fréquentations des musées irlandais, anglais, italiens, français). Il part en Allemagne.
Bref, en attendant, Gros Dos.

Deux hommes contemplant la lune. L’auteur du tableau que l’écrivain découvre à Dresde est Caspar David Friedrich. On le cantonne, nous dit l’auteur, à un romantisme allemand auquel Beckett tourne le dos. Comme un peintre dépossédé de son œuvre. L’imaginaire friedrichien s’est répandu comme une traînée de poudre consommatrice. Comme une image publicitaire. En attendant le Mug.

On n’est pas à un paradoxe près. Le livre nous apprend que Friedrich était un anticonformiste, un insoumis. Ce qui ne devait pas déplaire à Beckett qui refusait les interviews et n’alla pas recevoir son Nobel de Littérature (à ce propos, le lecteur trouvera plusieurs citations du nouveau Prix Nobel de littérature, norvégien, Jon Fosse ; l’auteur semble bien le connaître).

À rebours du système marchant, chez Beckett on attend. Sur un banc, debout. Devant un tableau. À contempler la lune.

Beckett ne joue pas à l’idiot qui regarderait le doigt (encore qu’il a sa fantaisie, ses clowneries), il regarde bien la lune et la contemple avec ces deux hommes de dos. Il apprécie le ciel quintessencié de ce romantisme bémolisé. À deux doigts d’aimer le romantisme allemand.

Devant ce tableau, c’est tout simple : L’Art est l’apothéose de la solitude.

Ce récit est une investigation. L’auteur parle du peintre, de l’écrivain et de lui, l’auteur d’Avant Godot. Tout cela dans une réflexion sur la naissance et la consistance d’une œuvre. Sans oublier les échos (les réverbérations de lune). L’auteur cherche des traces de Friedrich chez Beckett et à comprendre comment l’écrivain a dénudé son inspiration nourrie par un tableau pour en faire une pièce dépouillée.
Deux hommes contemplant la lune.
Lune. L’autre, c’est En attendant Godot.

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