Bonne heure littéraire : 10h30

À lire à l’heure

« Le lendemain matin, j’emmenai mon père se promener avec moi sur la route. Nous parlions de choses insignifiantes, avec gaieté. En revenant vers la villa, je lui proposai de rentrer par le bois de pins. Il était dix heures et demie exactement, j’étais à l’heure. Mon père marchait devant moi, car le chemin était étroit et plein de ronces qu’il écartait au fur et à mesure pour que je ne m’y griffe pas les jambes. Quand je le vis s’arrêter, je compris qu’il les avait vus. Je vins près de lui.
Cyril et Elsa dormaient, allongés sur les aiguilles de pins, donnant tous les signes d’un bonheur champêtre ; je le leur avais bien recommandé, mais quand je les vis ainsi, je me sentis déchirée. L’amour d’Elsa pour mon père, l’amour de Cyril pour moi, pouvaient-ils empêcher qu’ils soient également beaux, également jeunes et si près l’un de l’autre… Je jetai un coup d’œil à mon père, il les regardait sans bouger, avec une fixité, une pâleur anormale. Je lui pris le bras :
— Ne les réveillons pas, partons.
Il jeta un dernier coup d’œil à Elsa. Elsa renversée en arrière dans sa jeune beauté, toute dorée et rousse, un léger sourire aux lèvres, celui de la jeune nymphe, enfin rattrapée… Il tourna les talons et se mit à marcher à grands pas.
— La garce, murmurait-il, la garce !
— Pourquoi dis-tu ça ? Elle est libre, non ?
— Ce n’est pas ça ! Tu as trouvé agréable de voir Cyril dans ses bras ?
— Je ne l’aime plus, – dis-je.
— Moi non plus, je n’aime pas Elsa, – cria-t-il furieux. — Mais ça me fait quelque chose quand même. Il faut dire que j’avais, euh… vécu avec elle ! C’est bien pire…
Je le savais, que c’était pire ! Il avait dû ressentir la même envie que moi : se précipiter, les séparer, reprendre son bien, ce qui avait été son bien. »

Bonjour tristesse de Françoise Sagan

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