Dépoteur de chimères et égoutteur de tofu

À la ligne de Joseph Ponthus. Cela faisait bien longtemps que je voulais le lire. Il en était encore question, à travers des extraits, ici.

Au sortir d’un livre sur un album du groupe Rage Against The Machine, lire ce quotidien d’ouvrier intérimaire s’imposait comme une évidence.

La preuve, employé dans une usine d’agro-alimentaire, le personnage rage against the machine lorsqu’il s’interroge sur ces usines où des machines fabriquent des machines servant à fabriquer des machines pour son usine. À la ligne, à la limite du mouvement sans fin. Les Temps Modernes de Chaplin recommencés. C’est plus la chaîne, c’est la ligne. La sémantique managériale s’amuse, pendant que les dos se cassent et que les machines assourdissent voire amputent.

De quoi se plaignent-ils? Dans le travail, on oublie la douleur, les angoisses. Des corps, meurtris, décortiqués, essorés. Mourir, plutôt crevettes !

Même si on parle de ce livre comme d’un premier roman, l’auteur a lui-même travaillé dans ce type d’usine.

L’auteur joue avec les mots pendant que le lecteur va à la ligne.
Quelques allusions littéraires ou populaires traînent en début ou en bout de ligne, pas pour éluder le problème, mais pour donner de la légèreté à un sujet grave, comme Charles Trenet chantant « Ficelle, sois donc bénie ».

Effet de style, sois bénie. L’écriture, comme en vers libre, fait du fond par sa forme. Une fatalité ouvrière, sans point, sans virgule. Qu’un point. Le point final du livre. Le point À la ligne.

Ce taf fat’igue. Difficile pour l’ouvrier de louvoyer. Les heures tombent, impitoyables. Et il faut bien manger pour supporter la brutalité des heures qui se vivent par quartier de bidoche.

Dans son péril ouvrier, son bleu de travail poétique ce sont des périphrases : il est dépoteur de chimères (c’est un poisson), il est égoutteur de tofu… Ça m’a fait penser au dynamiteur d’aqueduc de Bashung et à ce livre-ci.

Travailler. Travailler encore.

Il y a ce mot débauche que l’on a sali alors qu’il peut signifier simplement : «  cesser le travail, à la fin de la journée ».
Arrêter le travail ? Vous n’y pensez pas, quand il s’agit de garder ses chaînes et de garder la ligne.
Embauche, débauche, à nouveau une chanson de Bashung traverse l’esprit.

Il y a une humanité généreuse, une humanité fracassée… Et puis ceux qui se déshumanisent, pas besoin du comptoir pour penser trop vite, l’abrutissement d’une chaîne engendre des difformités.

Pour tenir, il y a la chanson populaire. Et quand on est trop fatigué pour chanter c’est que cela va vraiment mal.

La littérature ne construit pas des murs. Elle fait des ponts et des Ponthus. Un livre qu’on ouvre, c’est une conversation qu’on engage, parfois qui nous engage. 260 pages qui rappellent qu’à plus de 60 ans on n’est pas tous égaux. Et puis la pénibilité, ça existe, oui.

Les goûts de l’auteur (oups, celui qui dit je ou nous) sont plus que recommandables :
Apollinaire, Trenet, Souchon, Barbara, Nougaro, Leprest, Upton Sinclair et sa jungle, forcément (inclus dans mon Tour du monde en romans).
On ferme le livre avec l’envie de caresser son chien Pok Pok ou de lui offrir une promenade.
Joseph Ponthus nous a quittés en 2021.
Il y a là la littérature.

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