
Bifurcation, bifurquer, la famille de ces mots fait beaucoup parler d’elle. Le verbe bifurquer n’a jamais autant été utilisé que ces temps-ci. La famille va-t-elle s’agrandir, portée par ce radical radical ?
Bifurquer comme un pied de nez au « en même temps ». Il faut choisir, trancher, bifurquer par ici ou bifurquer par là.
Le mot vient de loin. Comme souvent, il vient du latin. Bis et furca. Double et fourche. Jusqu’à présent, le mot était surtout utilisé pour désigner la division d’une voie en deux routes ou bien pour parler d’une voiture, d’une personne qui bifurque (c’est fou ce qu’il y a comme personnage qui bifurque dans les romans). Le verbe était utilisé dans un sens propre. Un acte physique.

Étymologie latine donc. On pourrait s’amuser à faire une bifurcation mythologique et passer du latin au grec On pense à cette fameuse route de Delphes qui bifurquait : si Laios eût tenu sa droite ou Œdipe sa gauche, toute la face du monde aurait-elle changé ?
Désormais le mot s’emploie dans un sens figuré pour désigner un changement de vision du monde. L’ouvrage intitulé Bifurquer, sous la direction de Bernard Stiegler, paru en 2020, y est sans doute pour beaucoup.
Après Le Jour sans fin du confinement, c’est au moins une promesse d’horizon.
La bifurcation comme le retour du refoulé et vintage « Un autre monde est possible », du temps qu’on osait Bové et les autres. Dire l’autre monde autrement.
Cette bifurcation sent plus le sic transit que la transition, mot qui, depuis le temps, fait furieusement penser au retard sans cesse recalculé sur l’affichage électronique d’une gare ou d’un aéroport (je n’y vais pas, mais on m’a raconté).
Dans les années 40, le verbe bifurquer a été adopté par la figure tutélaire de la littérature argentine Jorge Luis Borges. Il apparaît dans une nouvelle intitulée Le Jardin aux sentiers qui bifurquent (El Jardin de Senderos Que Se Bifurcan). Dès le titre le mot est là, pas tapi dans l’ombre du tout, mais exposé. Il va déployer sa présence et son sens à travers l’architecture narrative de l’auteur (rassurez-vous, une dizaine de pages seulement).
Au début du récit, le lecteur lit ceci : « Cela voulait dire que Runeberg avait été arrêté ou assassiné. Avant que le soleil de ce jour-là ait décliné, j’aurais le même sort. Madden était implacable. »
Suspens policier, récit d’espionnage ? Certes, il est question d’un espion allemand et d’un agent anglais, mais disons que le récit policier, l’histoire d’espionnage bifurquent. Et puis il y a l’existence de ce roman imaginaire d’un certain Ts’ui Pên.
Peut-on résumer cette nouvelle ? Pas sûr, au risque de la dé-labyrinthiser. D’ailleurs est-ce une nouvelle ? Et si c’était cent mille milliards d’histoires ?
Ce récit est un réseau pensant.
De même que Flaubert cherchait à ennuyer le lecteur pour dire l’ennui d’Emma Bovary, Borges semble perdre le lecteur dans sa nouvelle qui bifurque (cela dit, c’est l’esprit du labyrinthe).
Pour faire écho au « Franchement Bovary m’ennuie.» de Gustave Flaubert, le lecteur de cette nouvelle pourrait dire « Franchement, cette nouvelle me fait bifurquer.» (prise de tête dans le labyrinthe). Heureusement, les lecteurs sont courageux, ils savent s’accrocher et lire entre les lignes (il y a même une version audio trouvable sur le net ; les yeux, les oreilles, ce récit sait s’insinuer).
Comme Duras, Borges fait figure d’oracle de notre monde moderne. Cette nouvelle, écrite en 1941, publiée en 1944, dans Fictions, a été depuis longtemps utilisée pour parler de nos nouvelles technologies. Par exemple, c’est une façon de parler de l’hypertexte. Je clique ici, je clique là. Internet comme une toile aux liens qui bifurquent. Ou pour préfigurer les nouveaux médias et ses labyrinTICs. Quant à la bibliothèque numérique et infinie, elle est forcément sublime et borgésienne. L’être Cy-Borges n’est pas loin.
Le Jardin aux sentiers qui bifurquent concentre des thèmes chers à Borges : le Livre, le Labyrinthe et le Temps.
« Dans toutes les fictions, chaque fois que diverses possibilités se présentent, l’homme en adopte une et élimine les autres ; dans la fiction du presque inextricable Ts’ui Pên, il les adopte toutes simultanément. Il crée ainsi divers avenirs, divers temps qui prolifèrent aussi et bifurquent.»
C’est une bifurcation au cas où ou au chaos.
« Il croyait à des séries infinies de temps, à un réseau croissant et vertigineux de temps divergents, convergents et parallèles. Cette trame de temps qui s’approchent, bifurquent, se coupent ou s’ignorent pendant des siècles, embrasse toutes les possibilités. Nous n’existons pas dans la majorité de ces temps ; dans quelques-uns vous existez et moi pas ; dans d’autres, moi, et pas vous ; dans d’autres, tous les deux. »
Un vertige qui flirte avec la SF et particulièrement la boucle temporelle : l’extension du domaine du possible par l’éternellement recommencé. Un Jour sans fin dans Un jardin aux sentiers qui bifurquent.
La bifurcation est un pas de côté en train de réussir voire qui a réussi.
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