« Oublie, ça, Jack, c’est Chinatown »

Un jour, Robert Towne, scénariste américain, sort de chez lui pour adopter un chien. Quel type de chien? Le sait-il seulement en sortant de chez lui ? Ce sera un Komondor, une race à l’aspect ébouriffé, au poil long et feutré, du dur à brosser, originaire d’Europe centrale. Il trouve l’animal dans l’élevage d’un Hongrois, flic à Chinatown. Lors de l’adoption, le temps de tester l’équilibre comportemental du chien, de signer des papiers, Towne discute un peu avec cet homme et lui demande à quoi ressemble son travail. Ce dernier lui répond qu’il ne fait rien. Devant l’étonnement de Towne, il ajoute que c’est ce qu’on lui demande en tant que flic à Chinatown : ne rien faire. Il explique que des problèmes de culture, de langue font que les policiers ne comprennent pas ce qui se passe là-bas, en bien ou en mal. Chinatown serait comme un état d’esprit, difficile à cerner pour un policier.

Ça y est la graine germe dans la tête de Robert Towne. L’inspiration est en route, sur la piste.

Les propos du policier, éleveur de chiens Komondor, sont à l’origine de cette fameuse réplique du film, prononcée dans la dernière scène : « Oublie ça, Jack. C’est Chinatown. » (« Beautiful » dira Nicholson de la formule). 

Mieux. De cette brève rencontre naît un scénario de plusieurs centaines de pages, devenu depuis une référence dans les écoles de cinéma américaines. De script-doctor, Robert Towne est devenu écrivain à part entière. Il a eu bien raison de refuser de s’occuper du scénario de Gatsby Le Magnifique pour Robert Evans, alors jeune producteur (Le Parrain, Rosemary’s Baby). Robert Towne déclare qu’il ne pourra jamais battre Fitzgerald. Il ne veut pas devenir le petit écrivain d’Hollywood qui massacre la littérature américaine. Il refuse plusieurs centaines de milliers de dollars pour Gatsby et préfère en avoir une dizaine de milliers pour Chinatown

Robert Towne rime avec Chinatown et comment !

Towne donne à son chien le nom d’Hira. C’est un chien d’écrivain né si on en croit sa promptitude à se mettre sous le bureau de son maître scénariste. Si son adoption participe bien de la création du film, l’animal n’aura pas la chance d’un autre chien de Robert Towne, P.H. Vazak, qui sera carrément crédité comme scénariste de Greystoke (1984, le Tarzan avec Christophe Lambert). Oui, c’est le nom du chien du scénariste qui figure au générique de ce film sur le héros élevé par de Grands Singes et rendu célèbre par l’écrivain Edgar Rice Burroughs. Towne est très insatisfait de la réécriture qui a été opérée sur son travail. La blague va loin puisque Towne (ou plutôt son chien) est même en course pour l’Oscar 1985 du meilleur scénario adapté.

Pendant le travail de Towne avec Polanski, Hira, ce monstre de chien, a la désagréable habitude de se coucher sur les pieds de Polanski. Ce dernier finit par en avoir marre. Il ne sait plus qui il veut tuer : Towne ou son chien ? 
Selon Polanski, le script pue, le Komondor sent fort, partout où il va il y a de la merde de ce chien. Selon Towne, le soir, ils mangeaient, la journée, ils se disputaient. 

Il faisait très chaud en Californie cet été-là. La collaboration entre les deux hommes se passera de la présence du chien. Et pour preuve de leur relation tendue, Polanski – pas chien ou un peu chien, c’est selon – offrira un livre à Towne : Comment écrire un scénario, avec pour dédicace «À mon ami, bonne chance. Roman. »
            
Le huitième film de Roman Polanski sort en 1974. Cette œuvre passe pour l’un des plus grands films noirs de l’histoire du cinéma. Un film qui, au milieu des seventies, ravive un genre ancien. Oldie but goodie.

Une des scènes fameuses du film, c’est ce passage où le personnage de Nicholson est confronté à l’homme au couteau, joué par Polanski. Une rencontre qui se passe mal dans le film. Le nez de J.J Gittes est entaillé. La scène aurait pu tout aussi bien dégénérer dans la réalité : la façon de tenir le couteau était primordiale, sans quoi Nicholson risquait d’avoir de vrais problèmes au nez. L’acteur vérifiait à chaque scène que tout était sous contrôle. Le geste était millimétré et la poche de sang, cachée dans la manche de Polanski, assurait le spectacle.

– Tu sais ce qui arrive à ceux qui fourrent leur nez partout ?

Nicholson joue un privé, sorti d’un roman de Raymond Chandler, qui se décrit lui-même comme un fouineur. Dans cette scène, il y perd un bout de son nez. Pour la durée du film, il y gagne un sparadrap. Un sparadrap devenu objet culte du cinéma, au même titre que la pipe de Sherlock Holmes ou le chapeau d’Indiana Jones. Polanski raconte que ce coup de couteau devait arriver plus tard dans le film et donnait lieu à une guérison éclair comme on n’en voit que dans les films. Comme Polanski savait Nicholson endurant et conciliant, il avança la blessure et lui imposa bandage sur le visage et points de suture visibles sur les narines. Bien lui en a pris. Ce sparadrap qui colle à la peau de Gittes comme un autre à la peau du Capitaine Haddock donnera à Nicholson un visage iconique.
            
Dans Chinatown, tout est bon. Le film ET son tournage.

C’est une œuvre cinématographique charnière (on a vu à quel point pour Robert Towne), dont la genèse regorge de conflits et de secrets.

C’est un film que l’on peut voir à la lumière des charnières qu’il révèle : une charnière dans l’histoire de Los Angeles, dans l’œuvre de Nicholson et dans la vie de Polanski.

Ce film porte sur un moment clé de la croissance de la ville de Los Angeles. Robert Towne était tombé sur un bouquin parlant de Los Angeles. Il s’agit d’An Island on the land dont un chapitre le marqua : il s’intitulait « Eau, Eau, Eau ». Limpide ! En effet, la ville a été construite en partie sur un désert. Problème de croissance, au début du XXème siècle, elle manque d’eau. Ce manque engendrera des conflits entre les autorités municipales, les agriculteurs et les éleveurs à propos des droits sur l’eau. Le scénario de Towne est tellement bien documenté qu’il sert de référence dans les écoles d’histoire d’urbanisme. Towne est remonté jusqu’au début du siècle. Dans les années 1910, à Los Angeles, on parle de Guerre de l’eau. William Mullholand est l’ingénieur, chef des services des eaux qui œuvre à la construction de l’aqueduc de Los Angeles fournissant à la ville l’eau de la rivière Owens. Son nom est devenu aujourd’hui un toponyme fameux, Mullholand drive. Une route, aussi fameuse que la route 66, qui vit passer pendant longtemps les Bad Boys of Mulholland Drive : Jack Nicholson, Warren Beatty et Marlon Brando.

C’est un film charnière pour Nicholson qui n’est pas encore l’immense star que l’on connaît. Il habite tout de même déjà au 12850 de Mullholland Drive (au 12900 se trouve la maison de Brando). L’acteur a besoin de films majeurs, solides pour asseoir sa notoriété. Il ne sait pas encore qu’il joue dans un Grand Classique. Comme un signe, l’histoire se déroule en 1937, son année de naissance.
 

C’est enfin un film charnière dans la vie de Polanski. La préparation du film se fait trois après la mort atroce de Sharon Tate. Sa sortie en 74 se situe trois ans avant l’affaire Polanski. C’est la dernière fois qu’il travaille aux Etats-Unis.
            
Ce film noir cabosse des égos et regorge de conflits. Les querelles, les coups, les blessures abondent. Dès l’écriture du script jusqu’à la fin du tournage. Un tournage aussi passionnant qu’un film.
            
On l’a vu, il y a ces conflits entre le scénariste, Towne et le réalisateur, Polanski. Ils se disputent pour savoir si Gittes et Evelyn Mulwray doivent coucher ensemble. Polanski le pense et ce sera le cas. Par ailleurs, ce dernier ne veut pas de la fin prévue par son scénariste où Noah Cross est tué par sa fille. Il veut que, comme dans la vie réelle, le coupable s’en sorte. C’est à cela que tiennent parfois les vies des personnages. J.J Gittes reste, lui, en vie. « Oublie ça, Jack. C’est Chinatown. ». Il faut vivre pour oublier. La grande référence française du roman noir, Jean-Patrick Manchette, regrettera ce choix, cette rupture avec les codes du genre : « C’est la grandeur du genre qu’un tel personnage se fera tuer plutôt que de se soumettre. Polanski a greffé une fin « moderne » sur son exercice de style. C’est intéressant mais […] je suis contre, moralement, et d’ailleurs esthétiquement aussi. »
            
Tout tournage a son lot de conflits. Chinatown n’y échappe pas.

Polanski devient furieux contre Faye Dunaway qui ne fait pas assez attention à son maquillage alors que le réalisateur y a porté un soin scrupuleux, se souciant notamment que l’actrice soit maquillée à la façon de sa mère. Lors d’une scène, le réalisateur lui arrache un cheveu gênant et provoque sa colère : elle a bien raison.

Polanski reproche à Nicholson de parler trop lentement, de regarder un match des Lakers au lieu de venir jouer. Le réalisateur met fin au problème en jetant le poste de télé contre le mur. Un jour, l’acteur, en furie, quitte le tournage. Il prend sa voiture. Il est poursuivi par le cinéaste, en voiture lui aussi. Leur course-poursuite s’interrompt au feu rouge. Bloqués dans leurs voitures et par les feux de signalisation, les deux conducteurs se regardent puis éclatent de rire.

Même la pellicule s’en mêle. Découvrant des plans, Polanski s’indigne devant les techniciens : « Tout a l’air d’être du ketchup ! » 
            
C’est un film qui recèle beaucoup de secrets liés à la vie de Nicholson. Ils se révèlent peu à peu comme dans un effet de miroir.
            
Fiction. Réalité. Devant la caméra de Polanski, J. J. Gittes enquête sur la vie privée d’un ingénieur des eaux de la famille Cross. Au même moment, le Time Magazine enquête sur la famille de Nicholson. Effet de miroir troublant qui fait résonner étrangement la réplique lancée par par Faye Dunaway à Nicholson : « Elle est ma sœur, et ma fille ».
Une formule qui, a posteriori bien sûr, renvoie à la famille compliquée de Nicholson dont la presse ne tarde pas à décrire l’arbre généalogique et ses branches enchevêtrées.

Dans le film J.J Gittes, le personnage joué par Nicholson, a une liaison avec Evelyn Mulwray, la fille du personnage joué par John Huston, Noah Cross. Dans la vie réelle, au même moment, Nicholson entame une liaison avec Anjelica Huston, la fille de son partenaire du film de Polanski. Un méchant d’anthologie, ce Noah Cross. Un personnage dans lequel le spectateur peut voir une incarnation diabolique du capitalisme, un prédateur sans scrupule. Nicholson y trouve peut-être l’inspiration pour un de ses nombreux rôles de légende dont il faut bien qu’il ait trouvé le secret quelque part.

Oui, dans Chinatown, tout est bon : le film et le tournage. En 1975, l’œuvre est passée à côté de la consécration en matière d’Oscars. Elle a recueilli 11 nominations mais n’a obtenu qu’un seul Oscar : L’Oscar pour le Meilleur Scénario. Merci Robert Towne et son chien, Hira.

Un livre racontant le tournage a été écrit par Sam Wasson : The Big Goodbye: Chinatown and the Last Years of Hollywood (2020). Le livre vient d’être traduit aux éditions Carlotta. Un film, inspiré par ce tournage et réalisé par Ben Affleck, est annoncé. Une série serait aussi prévue aussi, avec David Fincher aux manettes. 

Qui jouera Jack Nicholson ?

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