La casquette de Lev Yachine (Va d’l’Avent, 12/25)

Et si on faisait une petite prose ? L’objet en poésie, ça vous dit ? On y parlerait d’objet d’admiration pour oublier les objets de consommation. Et ce ne serait pas triste. Des textes à la manière de Francis Ponge. Vous avez vu ? Le dernier mot qui m’a servi était Ponge.

Lev Yachine (1929-1990) : Gardien du dynamo de Moscou et de l’équipe d’URSS. 22 saisons pour le même club. 270 matchs officiels sans prendre de but. En 1963, il n’encaissa que 14 buts sur 38 matchs. On dit qu’il a sauvé plus de 150 pénaltys dans sa carrière. Il participa à 4 coupes du monde.

Sur la casquette de Yachine le temps a passé. Ah ! La Lucky Kabala de l’inamovible gardien.
Film. Photo. Tableau. Affiche. Rivée sur sa tête pour l’éternité

Elle ne peut plus tomber comme lors de ce corner d’un URSS-Angleterre de 1958. On ne peut plus la voler comme au Parc des Princes en 1960 après la victoire à la Coupe d’Europe des Nations, à la faveur du chaos d’une foule envahissant le stade.

Le soleil l’a éclaircie. La pluie l’a assombrie. Le froid l’a rongée. Au bout de dix ans sa première casquette fétiche avait été tellement rapiécée qu’il dut en changer.
Étoffe de héros rapiécée.

Porte-bonheur de portier qu’il ne fallait pas s’aviser d’ôter. Son absence sur sa tête lui coûta la demi-finale de la World Cup 1966. Perdue 2-1 contre l’Allemagne. Une absence de casquette qui empêcha de lui dire « Chapeau ! ».

Cette casquette, le temps l’a changée, l’a patinée, lui a conféré l’éternité.

Comme la mer polit le galet.

Comme le temps polit la pierre.

Comme la mémoire polit la vérité.

Apollon avec son casque garni de petites ailes peut aller se rhabiller.

Yachine n’était qu’un homme. Un homme qui fumait (mais pas devant les enfants, il enfouissait alors vite sa cigarette), qui buvait parfois sa rasade de vodka à la mi-temps, qui avait le goût des blagues, de la danse, de la musique facile, qui vécut ce que vivent les hommes, l’espace de plusieurs mi-temps.

Il portait une casquette sur le terrain pour se protéger tout bêtement du soleil. Il n’était pas le seul. D’autres gardiens le faisaient à son époque.
Mais la sienne est restée dans l’imaginaire. Elle est l’absente de tout bouquet. Elle est celle qui manque parce qu’elle a le parfum de l’Eternité.
Elle lui est associée.

Sur les photos, sur les films, il semble soudain avoir été le seul à en avoir porté une.
 Oubliée, par exemple, la casquette défraîchie de Dave Wottle, coureur de 800 m. Casquette qu’il oublia d’ôter sur le podium, alors que l’hymne retentissait. C’était en 1972, aux jeux olympiques de Munich, plus connus, hélas, pour ses cagoules terroristes.

Cette casquette et sa visière étaient aussi un moyen de se protéger du soleil socialiste. Un soleil se levant face à un soleil capitaliste qu’on croyait déclinant. Soleil souvent aveugle aux performances sportives et friands de revanches politiques.

C’est ainsi que tous les matchs contre la Yougoslavie de Tito transformaient le rectangle vert du stade en échiquier politique.
Ce n’était pas que du sport. On craignait pour sa vie.
Quand l’histoire se terminait bien, comme lors du premier Championnat d’Europe des nations (2-1 après les prolongations), on pouvait ôter la casquette et se frotter le front.
Dans le cas contraire, quand l’équipe avait pris une casquette, la rumeur allait jusqu’à parler de déportation pour casquer, cracher, faire les frais de cette honte publique.

Lors des déplacements professionnels, à sa casquette Yachine substituait un chapeau de feutre.
La casquette était une partie de son uniforme sportif, mais, le temps d’un passage à la gare ou à l’aéroport, même dissimulé derrière un chapeau de feutre, on reconnaissait le Grand Yachine.
Clark Kent et Superman réunis.